De Grandes Tragédies

Le nouveau roman d’America Grace


Présentation éditoriale


“De Grandes Tragédies” est un projet littéraire en cours d’écriture.

Ancré au XVIIIᵉ siècle, le roman déploie une construction narrative d’envergure, où s’entrelacent des existences confrontées à la perte, au silence, aux faux-semblants et aux décisions qui engagent irrémédiablement le destin.

On y suit les trajectoires croisées d’un homme consumé par la jalousie, d’un empire maritime aux fondations instables, et de familles ébranlées par l’ambition, le devoir ou la honte.

Mais certains actes laissent une empreinte plus durable que d’autres.
Il arrive qu’un seul homme, par un geste déterminé, fasse chanceler l’équilibre de plusieurs vies — parfois même de celles qui ne sont pas encore venues au monde.

L’écriture s’attache à la langue, aux atmosphères et aux tensions morales. “De Grandes Tragédies” s’inscrit dans une veine littéraire inspirée des grandes fresques du XIXᵉ siècle, où le destin individuel rejoint les mouvements profonds de l’histoire.

On y retrouve, en filigrane, l’inspiration des tragédies humaines qui traversent les œuvres de Victor Hugo et de Charles Dickens.

À paraître aux Éditions Léopoldine. Le roman est actuellement en cours d’écriture ; aucune date de parution n’est encore annoncée.


Galerie des figures

George Periwinkle


C’était par conséquent dans ce décor d’une agitation spectaculaire que George Periwinkle surveillait avec la droiture et la méticulosité d’un armateur les mouvements de fièvre de ses ouvriers. Cet homme, auquel notre auditoire se doit de rencontrer le caractère du corps et de connaître la substance du cœur, était un Anglais de quarante ans que la providence avait bien menée ; toute sa fortune, honnête et congruente, s’était faite par son esprit brillant et diligent, régis par un cœur magnanime dont l’honorabilité suprême et l’impeccabilité étaient hautement considérées dans le négoce. Puis, tout aussi bien mené qu’il l’était par la providence en homme galetteux, George Periwinkle l’était non moins au dehors de lui-même : remarquable dans cette aisance persistante que se donnait la fraîcheur entêtée de la jeunesse, et qui, farouchement, marquait une opiniâtre volonté à ne point consentir aux outrages du temps, cette fortitude naturelle, comme s’il en fût un caractère tranché, ne peut se soustraire bon gré, mal gré, à la fermeté des lois supérieurs qui lui avaient exhibé quelques plis charmants à son ravissant et large front. Et, comme toutes natures à ses raretés, George s’était vu apporté à sa condition non la trivialité d’une apparence quelconque, mais celle que, dans la proportion de ses membres, lui donnait l’allure d’un homme supérieurement grand. Si on lui remarquait en lieu premier ses 5 pieds 11 pouces, lui conférant une présence notable, et qu’elles en suscitaient souventefois d’agréables fadeurs, on lui trouvait aussi aisément une proportionnalité sensible avec sa bonhomie.
Les séductions de George Periwinkle se déployaient mêmement jusqu’à sa physionomie : des traits gracieux et fins, la finesse des lèvres d’une Artémis, des cheveux d’un brun sombre auxquels se convie une ondulation délicate, telles des vagues quiètes qui enjambent la mer, porté comme il convenait de le faire à cette époque, c’est-à-dire de la façon catogan, un nez petit mais aussi droit que la rudesse de la justice, et un visage oblong. Ce nonobstant, c’était proprement ses yeux qui s’appliquaient à émouvoir dans cette belle apparence. Ses prunelles qui firent exalter une âme… au regard de la beauté sublime.
Des yeux, nous l’avons dit, d’une diaphanéité éblouissante ! Si éblouissante, qu’ils en possédaient assurément tout l’aspect d’une vaste étendue d’eau azurée, gardée dans la vénusté d’un soleil impérial.
Ainsi fut fait George.
Et, comme tout homme de condition, qu’il fût venu ou advenu, ses séductions s’étendaient jusqu’à l’habillage qu’un individu se devait-il de s’accommoder. Cet habillage devenait toutefois peu commode lorsque, en son zèle, le flambeau du jour, charnu et incandescent, qui étendait superbement les reflets de sa nitescence sur toutes les présences érigées par l’Esprit Saint, parmi lesquelles se trouvaient aussi celles des hommes, répandait, non sans magnificence, ses passions enflammées. Ah ! qu’il demeure si vif, cet astre de feu, plus enflammé que jamais dans le temps où survint la suborneuse saison, celle des amours frivoles. Sa flamme échauffait avec vigueur l’étoffe noire de l’élégant tricorne que George Periwinkle portait avec une belle façon. Sous ce chapeau, on se le rappelle, il s’était paré de toute la coquetterie d’une chevelure véritable, attachée en catogan ; et de quelle coquetterie il s’arrangeait, dans son habit long beige clair qui lui atteignait les genoux, et qui, suffisamment ouvert, laissait à l’observateur distinguer un gilet dont la teinte, hardie, s’était faite timidement un peu plus sombre. Ce gilet, avec des bordures et broderies discrètes mais fort bien définies, dans la sobriété de l’ornement, était plus court que l’habit toutefois : ses contours prenaient une fin gracieuse à ses hanches. Une montre à gousset, sur laquelle il faisait bon, pour la soie du jour, d’en caresser et d’en éblouir son or, était attachée par sa chaîne à sa mise. Quand elle ne faisait point usage, George la conservait discrètement rangée dans une poche de son gilet, dont seule la chaîne en révélait sa présence. En dessous, il s’accompagnait d’une chemise ample, immaculée, aux longues manches bouffantes. Les manchettes s’ornaient d’une légère et délicate dentelle. La culotte, ajustée, indiscernable de la couleur de son habit, et qu’il avait pris volontiers de porter, lui venait à hauteur du dessous des genoux, couverts par des bas ornés de rubans. George Periwinkle se chaussait en toute circonstance de chaussures robustes, en cuir d’ébène, lorsqu’il lui advenait de fouler les docks. Fermées par des boucles métalliques, elles s’honoraient d’un petit talon.


Galerie des figures

Frances Heathergrove


Il apparaissait, sur cette aimable physionomie, toutes les séductions de l’éloquente fraîcheur que l’on peut tenir à disposition de la vie, lorsque vingt ans nous accoutre bellement. Elles disposent, ces jeunes femmes, de chaque printemps comme elles disposeraient de leurs amants, et c’est dans cette insaisissable complicité du bel âge, où les amours, qui causent à ces cœurs immenses de longs désordres, puis d’insensibles solennités au jour qui poindra, que la verte jeunesse se pâme de tous les charmes de l’instant.

Mademoiselle Heathergrove, si un regard eût agit avec complaisance pour lui-même, d’abord, il s’en eût fait remarquer, rondement, en vue de se flatter d’avoir apprécié reconnaître que tous les charmes des dames bien nées, désunis et ce nonobstant au même endroit lorsqu’elles se réunissaient, étaient dans cette jeune femme. Traitée avec magnificence par la Providence, les formes dans lesquelles Frances avaient été façonnées, et qui firent toute sa complexion, cette sorte de braverie à qui on prenait aisément ombrage, s’apprêtait non moins à en devenir son infortune et sa misère.

Cependant, ne démêlons point l’écheveau hâtivement.

Mademoiselle Heathergrove était faite, comme nous l’avons exprimé, bien fort joliment : un visage oblong, sur lequel se faisait voir, toujours et d’abord, ses extraordinaires et grandes mirettes. Si elles n’en portaient toutefois point l’aspect d’une vaste étendue d’eau azurée, comme il en fut fait pour George Periwinkle, les yeux de Frances n’en étaient pas moins remarquables par leur pâle bleu, clair, tendre et profond, où s’évoquait un ciel d’hiver après la pluie.

De même, avec une plaisance sade, s’observait sur cette figure, à l’endroit même où se présentait son adorable nez, l’union d’étoiles ténues dans leur crépuscule roussâtre ; et il n’y avait point, dans l’exposition de ces taches de rousseur, rien qui ne fît aimer non moins l’ingénue. On lui prêtait volontiers, par ailleurs, à ce portrait, l’apparence d’avoir à donner de croire qu’il s’en échappait la plus haute dignité des convenances.

Il n’était rien, en Frances Heathergrove, que l’on pût affectionner voir tout le jour davantage que cet air d’enfant. Si candide qu’il n’y eût pas, même dans les linéaments de ses lèvres — ni trop déliée, ni trop de forte taille —, dans sa chevelure docile, brune, ou à l’albescent de sa peau délicate, l’aspect malgracieux d’un seulet défaut.


Extrait

Un passage du roman (version sans correction)


À la minute où George arriva dans sa fastueuse demeure de Westminster, accourant précipitamment auprès de son épouse amoindrie, il la trouva couchée dans leur grand lit à colonnes, le visage d’une extrême pâleur, à demi s’évanouie sous les draps de batiste, les rideaux tirés autour d’elle comme pour mieux l’étreindre dans l’impénétrabilité de son malheur.
La chambre — tombeau à chaque seconde — s’était vêtue, elle-même, de cette demi-mesure du clair-obscur, au-dedans de laquelle toutes les ténacités fermes et courageuses de la providence se faisaient ennemies de la mort.
Il régnait une pénombre, qui ne se troublait point, et qui, par sa face de tout repos, n’en donnait point non plus à remarquer l’incontestable lutte que se vouaient les versants de la vie.
Si elle ne faisait pas encore voir que ce dissentiment n’avait nul triomphateur, elle l’accompagnait d’évidence d’une exhalaison de fragrances vivaces d’eau de rose, qui se diversifiait impudemment à l’odeur des linges humides.
Dans la faible lueur d’une lampe à huile qui ondoyait mollement, la gouvernante de Frances se tenait debout, près du chevet de Madame, gardant dévotieusement le silence, les mains jointes.
George, dans son apparition, s’était révélé si fiévreux qu’on eut la crainte de le devoir porter tout à coup. Il avait accouru, précipitamment, auprès de son épouse amoindrie ; mais avant même de se pencher sur Frances, il infléchit ses pas en direction du berceau où son fils reposait, ténu et silencieux, dans cet affrontement de la destinée.
Cette fois, George n’eût pu mesurer les tremblements imprévus de ses mains, et n’osa, ni peu ni prou, même frôler la chair malingre du petit être, s’effrayant de la délicatesse et de la chétivité de son fils. Il éprouva une immensurable terreur à l’idée d’y causer du tort, à cette gracilité hâtive, que les oscillations de la poitrine rendaient encore plus précieuse.
Puis, avec une lenteur spectrale, l’armateur s’éloigna de Charles et s’assit auprès de sa Sylphide, au bord du lit, avec le silence et l’apeurement au cœur, jugeant d’un œil de désespoir si l’égrotante avait encore, pour soupir, la vie.
À celui-là qui se fût trouvé ici, il eût vu, dans les langueurs d’une âme misérable, un homme qui pleurait.
Frances, rompue de fatigue, tenait tout à coup — de cette vigueur mollesse qu’il lui resta — la main de son époux, quand la chambre se remplissait d’une agitation croissante. Les sages-femmes s’affairaient autour du nourrisson, durant que les médecins murmuraient des paroles préoccupantes :
—   La vie, chez cet enfant, me paraît bien compromise. Il respire à grand-peine, pèse moins que la norme ne le requiert, et présente une extrême fragilité aux moindres attaques. Il ne se peut espérer bien longuement.
C’est qu’alors, cher auditoire, tout chu !
Cependant que Charles Periwinkle — notre infortuné enfançon — guerroyait contre le malheureux hasard qui lui fut prodigué, un cavalier venait, à l’extérieur, de franchir à toutes jambes la rue pavée et bondissant jusqu’au perron de la maison.
L’homme qui s’en fit le messager remit avec célérité la missive au majordome, et s’accabla auprès de lui de devoir interrompre Monsieur Periwinkle en pareil moment — mais que ceci demeurait une hâte nécessaire.
Aussitôt, le majordome vint à George, le pli à la main, le teint aussi pâle que s’il eût, à son tour, donné la vie en cet instant — et dont le navrement du cœur se lisait jusqu’au fond du regard.
Il annonça avec une solennité profonde et sépulcrale :
— Monsieur... on demande votre présence immédiate à Blackfriars.
L’urgence, là encore, ne souffrait aucun délai.
George s’était relevé inopinément, abandonnant la blême main de Frances, puis s’était tourné vers le domestique avec le faciès de celui qui venait de retrouver soudain sa pleine vigueur.
—   Est-ce là l’instant ? Mon fils et ma femme se meurent !  
Monsieur, il est advenu un impondérable incident.